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L'insomnie de la solution


Une insomnie sordide vous rappelle à l'inachevé.

Vous êtes entre deux rives. Figé, immobile, incapable du moindre pas en avant, empêché du moindre recul. Vous connaissez cette lourdeur de l'être. Vous l'aviez éprouvé, mais furtivement, quand l'enfance à cédé sous la pression. Vous deveniez adulte. Et, si le mot n'évoquait pour vous qu'une lointaine et vague conception perçue depuis votre insouciance adolescente, la frontière fut passée sans formalités particulières. Vous êtes devenu grand, presque sans vous en rendre compte, porté par les choses trés sérieuses de la vie. L'ambition, le devoir citoyen, les responsabilités personnelles et professionnelles. Même téléphoner ne vous fait plus peur. Vous n'appelez plus votre mère la nuit quand vous cauchemardez, vous n'avez plus le temps de jouer, vous ne pleurez plus quand vous vous faites mal. Vous êtes devenu sage. Jusqu'à cette insomnie.

Vous avez trente-cinq ans, ou quarante. Un peu plus peut-être, mais peu importe. La vie a débordé sur vos plages de possibles et d'envies. Des brûlures, des blessures, des soumissions, des cailloux dans la chaussure, quelques rêves abandonnés, si ce n'est tous, pour avoir la paix, la sécurité, et les lunettes de soleil dans le vide-poche à côté du parapluie par peur d'être mouillé. Des choix par dépit. Des coups du sort. Des frustrations. Des actes manqués. Et cette putain d'insomnie qui vous sort du lit. Réveille-toi ! Réveille-toi, secoue ton âme, nettoie ton crâne ! Elle crie, l'insomnie, dans votre tête. Et vous donneriez n'importe quoi pour réussir à vous endormir. Et l'insomnie vous bouscule. Lève-toi ! Intime-t-elle à votre corps énervé, tendu, courbaturé par le manque de sommeil.


Las, vous finissez par obtempérer. A quoi bon, de toute façon, dans trois heures il fera jour. Machinalement, vous vous faites un café, ou un thé. Vous allumez par habitude une cigarette que vous fumez sans envie, ou entamez sans gourmandise une de ces tablettes de chocolat que, pourtant, vous affectionnez tant. Vous tentez un livre. Un chiant, de préférence. Vous le refermez au bout de quelques lignes. Ou bien vous allumez la télé, qui vous parle de rien, de tout, surtout de rien, avec des images auxquelles vous ne croyez pas. Le corps ne veut pas être là. Il ne veut pas rester assis. Le corps sait, alors il parle, lui. Il commande à la tête. Je ne dormirai pas tant que tu resteras endormie. Voilà ce qu'il lui signifie, le corps, à la tête.

Il vous reste deux solutions. La première est chimique, idiote quoique pratique, dangereuse parce qu'addictive. La seconde est absolue. Vous vous laissez tenter par la première, par facilité, ou par peur d'envisager la seconde, que sait-on au juste, de ce qui nous pousse vers une cécité volontaire, inconsciente mais volontaire ? Vous avalez à regret un ou deux de ces comprimés qui font dormir. Vous faites les cent pas dans le salon, à pas lent, attendant. Attendant que vos paupières s'inclinent sous l'action de la solution chimique. Vous comptez vos livres. Enfant, vous comptiez bien les moutons. Vous comptez les photos sur le mur. Vous comptez les bibelots amassés. Les disques, les pièces de monnaie dans le vide-poche à l'entrée. Vous comptez les clefs. Les touches du piano. Puis les dalles sur le sol. Vous commencez à compter les nuits d'insomnies. Puis les jours d'ennui. Vous faites le compte aussi de vos rêves aboutis. Et le compte de vos amis. Les vrais, pas elle, ni lui. Les amis. Le compte de ceux qui sont partis. Le compte de votre vie.

L'inachevé de cette nuit sans fin se fond dans la seconde, et ultime, solution. Demain, vous ne ferez rien. Vous n'irez pas travailler. Vous ne ferez pas semblant de sourire à votre voisin. Vous ne vous énerverez pas contre votre collègue quand il vous prendra pour un con. Demain, vous arrêterez le cours de votre vie, pour un temps indéterminé.

Vous mangerez des fraises Tagada au petit déjeuner, et vous apprendrez la guitare. Vous lirez les livres que vous n'avez jamais le temps de lire. Vous jetterez ce foutu parapluie à la benne. Vous dessinerez des soleils sur les murs et vous chanterez des chansons paillardes à tue-tête dans la rue. Vous ferez une grimace à la factrice qui fait toujours la gueule. Vous ferez tout ce qui vous passe par la tête, juste pour retrouver l'envie. Et vous vous sentirez tellement bien, tellement libre, tellement léger, que vous n'aurez plus peur.

Après demain, vous aurez retrouvé le sommeil, et vous pourrez commencer à vivre. A vivre vraiment.


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